Le cas de Madame Nicole: entre introjection et symbole

Cet article est paru dans le journal de la fondation Scelles: association de lutte contre la prostitution:

Le cas de Madame Nicole: entre introjection et symbole:
Les agressions auxquelles Madame Nicole a été confrontée tout au long de sa vie, sont une illustration fulgurante des phénomènes de répétition.
La dissociation traumatique, consécutive au drame vécu, peut fournir en partie un début d’explication, en partie seulement car nous ne pensons pas que l’histoire personnelle du sujet soit la seule cause possible du traumatisme. Dans cet article nous soulignerons l’importance « de la collectivité de l’intérieur »(1) telle qu’avait l’habitude d’en parler Carl Gustav Jung.
Kant (2) . dans sa critique de la raison pure, précisait d’ores et déjà que nous ne pouvons connaître que les phénomènes, jamais les nômènes. De fait, lorsque nous cherchons à approcher la réalité, quelque chose se produit sous forme d’image. Si la critique de la raison pure est un ouvrage important, c’est qu’elle limite la capacité de la raison.
Quelle influence notre inconscient collectif a t-il sur notre développement personnel ? Si cette question semble impossible à trancher, nous pouvons néanmoins en préciser le sens.
Cet article prend sa source dans un entretien relaté sous forme d’échange et d’analyse clinique. Madame Nicole est une victime d’agression sexuelle, thème qu’il est important de prendre en compte tant les chiffres sont édifiants (3).
Plus de 45 800 témoignages reçus et enregistrés de mars 1986 à mars 2013.
Concernant les appels relatifs à des viols de mineurs, l’agresseur est un proche dans 80% des cas, 93,6% des victimes qui appellent le 0 800 05 95 95 sont des femmes et des jeunes filles. 15% des viols sont perpétrés avec des coups ou sous la menace d’une arme. 35% des viols sont commis au domicile de la victime ou de l’agresseur, 15% des appels pour viols sont relatifs à des viols conjugaux. Dans 62,7% des situations les agressions relatées par les victimes ont eu lieu quand elles étaient mineures. 50% des victimes ont été agressées avant l’âge de 15 ans. Il y a 10 fois plus de filles que de garçons. L’agresseur était le plus souvent un membre de l’entourage intra ou para-familial. 92,5% des agresseurs étaient majeurs, 7,5% étaient mineurs.
Je précise que les abus peuvent-être d’ordre visuel, physique et pyschologique. Ainsi des paroles inappropriées ou des images non conformes peuvent représenter un manquement au respect du statut de l’enfant. Dans les cas les plus graves, il s’agit de pénétration, dans les cas les moins graves de baisers forcés mais tout contact inopportun peut avoir de graves conséquences sur le psychisme de l’individu.
Lorsque je rencontre madame Nicole pour la première fois, je suis étonnée, voire subjuguée par son sourire et son apparente décontraction. Lorsque nous avons échangé par téléphone, elle m’a précisé que son enfance avait tout d’une incroyable tragédie et, que si je décidais d’écrire son histoire, il était peu probable que mes lecteurs accepteraient de la croire. Elle sait que je suis écrivain mais ignore que mon travail de recherche m’incite à rédiger quelques articles. Elle se dit étonnée, flattée par l’intérêt que je lui porte mais bien sûr, refuse que je révéle sa véritable identité. Nous convenons que son anonymat sera respecté et que je lui ferai part de mon analyse au fur et à mesure de nos échanges.
Madame Nicole est une personne âgée qui réside avec son majordome dans une immense demeure des années 30. La maison est constituée d’une multitude de pièces magnifiquement décorées. Toutes ont une fonction particulière.
Je note qu’il y a six chambres de couleurs différentes avec chacune une salle de bain privée. Elle me demande quelle est ma couleur préférée et je lui réponds: rouge. Elle semble surprise mais murmure qu’après tout, pour une auteure de polars, cela correspond à une certaine logique. Je me dis qu’elle pense sans doute à un corps ensanglanté et un long frisson me parcourt le corps.
Je rassemble mes affaires à la hâte et m’empresse de la suivre jusqu’à la véranda où un fauteuil confortable attend que je m’y installe. Vêtue d’une longue robe blanche, à demi allongée sur un canapé, elle vapote et se relève légèrement pour me servir un café. La pluie frappe les larges carreaux, j’ai les pieds trempés mais cela n’a aucune importance tant j’ai hâte d’entendre son histoire.

D’emblée, elle se décrit comme une survivante. En effet, elle a échappé à plusieurs tentatives d’enlèvement et elle ne comprend pas comment, avec tout ce qui lui est arrivée, elle soit toujours en vie.
– Je ne sais pas si j’ai usé de chance ou de malchance. Chance parce que je suis toujours en vie, malchance parce que j’ai fait de mauvaises rencontres qui ont marqué mon devenir. Du sucre dans votre café ?
Déjà une question me taraude : Pourquoi elle ? Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi a t-elle fait de mauvaises rencontres ?
Madame Nicole a grandi dans une famille aisée. Ses parents, des médecins réputés, s’occupaient peu de leurs enfants et abandonnaient à leur gouvernante le soin de s’occuper de leur éducation. Cette femme qui était engluée par ses propres problémes, ne leur accordait que peu d’intérêt.
Madame Nicole ne se souvient pas d’avoir jamais été touchée par sa mère, quant à son père, il est décédé alors qu’elle n’avait que 15 ans.
– Mais je ne manquais de rien ! Ajoute t-elle.
Je comprends. Elle avait son lot de glucides et de lipides pour que son organisme fonctionne. Enfant, elle présentait un profil fragile. Petite fille joyeuse, souriante mais terriblement angoissée. Trés tôt, elle s’était retrouvée en échec scolaire et son surpoids ainsi qu’un léger bégaiement avaient accentué son manque de confiance déjà prégnant.
A cet instant, je ne peux m’empêcher de penser que d’un point de vue psychique, tout était bien en place pour que se produisent quelques catastrophes. Bref, la vie de madame Nicole était mal partie.
Elle n’avait que six ans lorsqu’elle fut victime d’agression sexuelle pour la première fois.
Un jeune homme d’une vingtaine d’année l’attendait à la sortie du catéchisme. Elle le connaissait, c’était le fils d’un ami de son père.
Elle parle de lui comme d’un géant qu’elle admirait mais aussi redoutait.
Je lui dis qu’il ne faut pas sous-estimer l’impression que fait l’adulte sur le petit être dépendant car elle est plus puissante que ce que nous pouvons imaginer. Je lui raconte que lorsque j’étais enfant, j’avais un instituteur qui m’impressionnait au point que, dans mes rêves, il était mon sauveur et mon héros. Lorsque vingt ans plus tard, je l’ai revu lors d’une conférence, quelle ne fut pas ma surprise de découvir un petite homme poilu, un descendant de Néandertal, resté bloqué à l’ère glacière.
Madame Nicole éclate d’un rire franc et sincère. Je bois un gorgée de mon café, il est froid, tant pis.
Son front se plisse et elle poursuit:
Le jeune homme qui se nommait Jean l’a prise rapidement sous sa coupe pour la soumettre à une obéissance contrainte et absolue en échange de bonbons.
Allongée dans l’herbe ou dans une grange, elle restait sous lui pendant de longues minutes qui semblaient durer des heures. Elle sentait son poids, percevait son odeur. Pourquoi acceptait-elle cette soumission ? Elle savait que c’était mal et lui suppliait d’arrêter mais il parvenait toujours à trouver les mots pour la convaincre. Parfois, il lui disait qu’il cesserait quand elle aurait compté 5O fois jusqu’à 20. Elle ne ressentait rien, rien d’autre que le liquide chaud et gluand qui coulait sur son ventre.
J’explique alors à madame Nicole qu’elle était sans doute victime de dissociation traumatique (4). En effet, comment accepter la réalité du piège qui venait de se refermer sur elle? Tel un lapin pris dans la lumière des phares, elle devait à tout prix trouver une issue et l’anesthésie émotionnelle que provoquait la dissociation traumatique en était une. Cet état lui permettait de vivre l’événement comme étranger à elle même, de devenir une spectatrice au premier rang d »un drame qui se déroulait.
– En avez vous parlé à quelqu’un?
– Oui, à une copine, à peine plus âgée que moi. A présent, j’ai conscience de lui avoir dit cela sur un ton banal, presque en plaisantant (elle rit) comme si cela n’avait pas d’importance. Son visage s’est assombri et j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de n’importe quoi. Je lui ai dit de se cacher dans la grange où Jean avait l’habitude de m’amener et elle l’a fait. Elle l’a vu ce qui se passait mais ensuite, nous n’en n’avons plus jamais parlé. Je crois que ces images l’avaient presque autant traumatisée que moi.
Elle me précise qu’après cet événement, Jean était parti en pensionnat et son calvaire s’était arrêté subitement.
– On peut faire une pause, madame, si vous voulez.
– Non, non, et appelez moi Anna, voulez vous?
Plus tard, alors qu’elle n’avait que sept ans, madame Nicole croisa de nouveau le chemin d’un prédateur. Alors qu’elle plaisantait avec une copine, son regard pénétra celui d’ un homme qui lui dit de but en blanc : toi, un jour j’aurai ta peau ! Elle ne raconta rien à personne, elle resta figée sans être en mesure de poser des mots sur cette violence pressentie. Mais lui la surveillait, il la guettait sans même qu’elle ne s’en aperçoive. Un jour, alors qu’elle allait rejoindre des amis au bord d’un étang, situé tout près de sa maison; elle dut traverser un petit bois. Il la suivit. Comme il marchait derrière elle, elle accéléra le pas puis se mit à courir. Elle savait qu’il la pouchassait mais ne se retourna pas une seule fois. A bout de souffle, elle retrouva ses amies. L’une d’entre elles avait un grand frère qui possèdait un vélo. Elle grimpa sur le porte bagage et il la raccompagna .
Elle ne vit plus jamais l’homme en question mais son visage resta à jamais gravé dans sa mémoire.
A peine deux ans plus tard, elle pédalait sur une pente abrupte. Elle descendit de la selle pour pousser sa bicyclette jusqu’à ce qu’un véhicule parvienne en sens inverse pour stopper à sa hauteur.
Un conducteur qu’elle n’avait jamais vu auparavant l’aborda:
– Tu connais la fille X ?
Elle secoua la tête.
– Non, parce que je la baise. Tu pourrais peut-être la remplacer?
Comme elle poussait son vélo plus vite encore, l’homme repartit puis revint. Cette fois il était de son côté. Sur cette route déserte, il ne passait jamais personne. Sauf, cette fois…..une voiture est arrivée. Sans doute a t-il pris peur car il est reparti. Elle ne le reverra pas, mais là encore, elle n’oubliera jamais son visage. Aujourd’hui encore, elle peut décrire ses moindres traits ainsi que ses expressions.
Elle a souvent pensé qu’elle aurait pu être retrouvée dans un fossé, morte. Un chasseur aurait heurté une de ses chaussures puis, surpris il se serait avancé dans les fourrés où il aurait retrouvé le cadavre dénudé d’une gamine de 9 ans. La suite d’un point de vue analytique va nous intéresser car désormais, les prédateurs, Anna les repère à 100 métres.
Le Docteur Muriel Salmona (4) explique que les victimes développent une hypersensibilité qui les figent dans un état d’alerte et de fixation. Ce même regard rencontre inexorablement le regard de l’agresseur et la cible comme une proie potentielle. Sandor Ferenczi (5) parle d’introjection de l’agresseur « . Celui ci disparait en tant que réalité extérieure et devient intrapsychique » Pour Ferenczy, cet état explique la dissociation traumatique puisque l’agression en tant que telle est modélée, transformée, et l’agresseur conserve un visage humain, fréquentable. Nous nous permettons de reprendre le terme d’introjection pour proposer qu’une trace de l’agresseur persiste et que c’est cette trace même qui donne leur force sensible ce qu’on peut qualifier d’antennes. Ce point me semble primordial car il peut expliquer, en partie, les phénomènes de circularité et répondre à l’inlassable question : pourquoi est-ce encore à moi que ca arrrive!
Mais l’incident ne s’arrête pas là. Elle raconte l’histoire à sa cousine qui le répéte à sa tante qui elle même le rapporte à la mère de madame Nicole….et, rien ne se passe. Pas de discussion, pas de plainte à la police. Rien, à part un silence assourdissant. Elle n’est pas protégée et malgré son âge sent qu’elle est vulnérable. Plus tard, on tentera de l’enlever dans une boutique, sous les yeux de sa mère mais là encore, aucune suite ne sera donnée à cet événement.
– Je me suis souvent demandé pourquoi maman n’avait pas réagi, pourquoi elle ne m’avait pas protégée ?
Mais madame Nicole m’apprend qu’elle en a compris les raisons. Il y a une vingtaine d’années, à la mort de sa mère. Sa tante lui a alors révélé un secret de famille. La mère de madame Nicole avait elle même été violée à l’âge de 14 ans. Affaire non réglée, inscrite dans un faux self (6) au sens de Winnicott. La personne est adaptée en surface, quelque chose s’est glacé et ne peut donc être dévoilé. Cest aussi une autre conséquence de ce que Muriel Salmona (4) appelle l’anesthésie émotionnelle et qui peut entraîner une banalisation de la violence que raconte la victime. Ce point est bien sûr à prendre en considération, notamment par l’ensemble des professionnels qui sont amenés à recueillir des témoignages.

Mais l’histoire personnelle de madame Nicole peut-elle tout expliquer?

Car Anna est encore loin de m’avoir tout raconté :
Elle avait tout juste 14 ans lorsque deux intrus tentèrent de forcer la porte de la maison d’habitation. C’était un dimanche, jour où elle refusait obstinément de suivre ses parents. Heureusement, son frère ainé qui préparait un examen était resté dans sa chambre pour travailler.
Il était environ 15H lorsque elle entendit le marteau frapper la lourde porte. Elle descendit l’escalier en courant et ouvrit sans méfiance. Deux hommes la poussèrent brutalement à l’intérieur, la faisant tomber à même le sol. Pendant que l’un deux la relevait sans ménagement, elle croisa son regard, sentit son odeur et percut son intention.
Elle n’appella pas à l’aide, elle resta là, comme hypnotisée. Elle était au garde à vous pour ne pas souffrir, prête à ce que les choses dégénèrent. Mais son frère, lui, était psychiquement présent et il avait tout entendu. Il appella la police et hurla qu’elle allait arriver. Les hommes prirent la fuite.
Une fois de plus, elle l’avait échappé belle.
Je sais qu’elle a vécu d’autres histoires du même type mais elle semble épuisée. Je promets de revenir le lendemain en début de soirée.
Sur le chemin qui mène à mon hôtel, je réfléchis. Même si depuis sa première agression, madame Nicole a développé un sixième sens qui la fragilise plus qu’il ne la sauve, cela ne peut suffire à nous éclairer.
J’élimine d’emblée le hasard de ma liste pour me concentrer sur les phénomènes de projection. Rappelons qu’une projection est un mécanisme de défense qui consiste à percevoir dans le monde extérieur ses propres pulsions.
Pour Mélanie Klein (6) la projection aide à identifier dans le monde extérieur un objet sur lequel est projeté l’affect destructeur porté en soi. Pour Jung il s’agit d’un « crochet »(7) offert par l’objet, servant à celui qui projette d’y accrocher sa projection comme on suspendrait un manteau à un patère ». En ce sens, la projection au sens Jungien, serait une manifestation de l’ombre. On peut d’ailleurs être envahi par son ombre, c’est à dire par une déferlante qui prend possession du psychisme. Il me semble essentiel de préciser que l’ombre ne peut être pensée en bien ou en mal. Ces notions répondent à des critères moraux. L’ombre est une manifestation de l’insconscient qui marque l’échec du refoulement au sens Freudien du terme. C’est à dire que ce que l’homme ne veut pas voir, il le rejette en dehors du champ de la conscience.
Je suis impatiente et le temps que me sépare de mes retouvailles avec madame Nicole me semble durer une éternité. Le lendemain soir, j’arrive en avance mais elle est déjà là. Elle porte une robe faite de nuit et d’étoiles couleur or, elle ressemble à une déesse égyptienne. Le majordome dépose une bouteille de vin et quelques toasts. Il me gêne, je voudrais qu’il parte. La pluie redouble de violence et frappe les carreaux comme pour nous prévenir de l’intensité de nos futures découvertes. C’est égal.
J’explique à madame Nicole le fruit de mes dernières réflexions et lui parle de l’importance des rêves en série qui ont pour rôle de nous mettre en garde. Un peu comme s’ils venaient frapper à la porte de notre conscience en disant « eh, tu vas m’entendre, oui ou non? ».
– Une sorte de dernière chance avant la possession ?
– Oui, en quelque sorte dis-je en buvant une gorgée de grand cru.
Elle me raconte alors un rêve qui s’invite régulièrement dans son sommeil :
Elle est dans une maison, seule. Tous les volets sont fermés mais elle entend du bruit qui provient de l’extérieur. Des hommes tentent d’entrer. Elle est terrorisée. Elle se réveille avant que la demeure ne soit envahie mais elle est angoissée et a peur. Je lui dis que je connais une personne qui fait le même rêve mais qu’en plus, une main passe sous la porte pour lui saisir la cheville.
Nous pensons que ce que dissimule l’inconscient n’est pas seulement lié à l’inconscient individuel mais aussi à l’insconscient collectif des individus. Carl Gustav Jung définit un insconcient qui n’est pas uniquement constiuté de représentations individelles. Le terme « collectif » chez Jung (7) signifie à la fois la dimension archétypique, intrapsychique et impersonnelle, il l’appelle aussi parfois « la collectivité de l’intérieur’.
Cette nuit madame Nicole a fait un rêve, elle raconte:
– Je suis dans l’eau, je nage vers les profondeurs. C’est curieux parce que je ne manque pas d’air. Je nage plus profond encore et là, je vois une cervelle ouverte avec au milieu, le visage d’une criminelle. Je nage encore dans sa direction, je connais ce visage. Elle me salue de la main mais j’ignore si elle me dit bonjour ou au revoir. Je reconnais son expression, c’est ma tête.
Je lui dis alors que l’eau est un symbole extrêmement puissant. Dans l’eau, nous voyons notre ombre, notre esprit prisonnier du passé. Sources de vie et de communication de toutes les anciennes civilisations, les fleuves ont d’importantes significations symboliques, « leur descente signifie la progression vers l’indifférenciation (l’océan) ».(8)
Pour Jung et pour ceux décrypter les archétypes, l’inconscient collectif les révélent sous une forme atypique telles que les rêves, les mythes, les symboles. Ce sont des matériaux de représentations qui se métamorphosent éternellement mais dont le sens reste toujours le même. L’Ombre est un archétype qui surgit du passé pour se répéter dans l’infini d’un âge immense.

Il ne s’agit pas de se libérer des images collectives mais de tenter de les incorporer à notre personnalité.

De façon caricaturale, ce qui est projeté au dehors concerne le déplaisir tandis que ce qui est introjecté se rapporte au plaisir selon les configurations du modèle oral. « ce qui est bon, j’avale, ce qui est mauvais, je crache ». (9)
L’écart entre la personnalité et l’ombre peut créer hallucinations et clivages et marque l’entrée dans la pathologie. Madame Nicole se souvient d’un événement :
Elle a dix huit ans, il fait nuit noire. Elle quitte la maison de sa grand-mère en voiture. Elle roule sur une route déserte, elle ralentit pour prendre un virage réputé dangereux. Soudain une femme au corps ensanglanté se jette sur le pare-brise. Le coeur et la gorge serrés, Anna est envahie par l’angoisse. Malgré tout, elle continue de rouler. Le matin, elle se lève de très bonne heure et tente de se renseigner. Personne n’a entendu parler de cette histoire, aucun accident n’a été signalé. Madame Nicole a probablement halluciné. Dix ans plus tard, jour pour jour, elle perdait momentanément l’usage de la marche et était hospitalisée en psychiatrie.
Il ne s’agit pas de se libérer des mages collectives mais plutôt de les incorporer à notre personnalité. Ce n’est pas une chose aisée car elles ne correspondent pas à l’idée que nous nous faisons de nous même. En plongeant dans les profondeurs de son âme, madame Nicole tend à intégrer une partie qui la terrifie et qui pourtant fait partie de son histoire. A propos des archétypes, Jung nous dit la chose suivante: « Bien qu’ils soient communs à toute l’humanité, chaque individu en fait personnellement l’expérience et les exprime d’une manière qui lui est propre. » (10)
L’étape qui suit la projection est l’identification projective qui aboutit, dans le développement normal, à la réintrojection de ce qui a été projeté. La construction du sujet nécessite l’apprentissage de l’ambivalence entre l’ombre et la lumière.
Dans psychologie du transfert Jung pose le problème suivant :(11)
« La question n’est plus « comment puis-je me débarrasser de mon ombre? La question qu’il faut maintenant se poser est celle-ci : comment l’homme peut-il vivre avec son ombre sans qu’il en naisse toute une série de malheurs?

En tant qu’éducateur comment aider l’autre et faire cet apprentissage ? Une étudiante de troisième année en formation d »éducateur spécialisé en fait ici une expérience : (12)

« Accompagner Clément n’a pas toujours été simple : parfois, très enclin à la discussion ; d’autres fois, dans l’évitement total, allant jusqu’à prendre soin de ne pas croiser mon regard lorsqu’il me voyait au CHRS.
Lors des entretiens où Clément a pu se confier, il arrivait parfois qu’il parle de son envie de disparaître, se disant alors « trop lâche » pour se suicider. Dans ce climat pesant, il m’arrivait alors de tenter de dédramatiser ce moment en utilisant l’humour ou la dérision.
Sachant qu’il aimait l’univers fantastique, j’ai eu l’idée d’utiliser une métaphore pour exprimer ce qu’il disait ressentir face à son addiction à l’alcool. La figure emblématique de Gollum dans le Seigneur des anneaux m’a alors servi d’image pour exprimer ce que Clément pouvait vivre au quotidien. Je lui ai alors expliqué ce que Gollum vivait sous l’emprise de l’anneau de pouvoir : une partie de lui voulait fuir cet objet qui le faisait tant souffrir afin de redevenir maître de son destin ; l’autre partie de lui ne pouvait supporter l’idée d’en être éloigné et préférait mentir pour s’en rapprocher. J’ai expliqué à Clément que la frontière entre ces deux états était mince et que le choix final lui appartenait. Clément a semblé réceptif à cette métaphore qui l’a amusé et fait sourire, événement assez rare pour le souligner.
J’ai choisi, dans cette situation, de ne pas le conforter dans le mal-être dans lequel il s’enfermait. Le risque est que la personne jouisse peu à peu de cette souffrance. D’un naturel enjoué, il n’a pas été difficile pour moi d’introduire des moments d’humour qui ont laissé place à des discussions plus constructives, moins centrées sur son passé douloureux. Paul Fustier dit d’ailleurs à ce propos que « dire à quelqu’un, par une réflexion humoristique, quelque chose qui le concerne intimement, préserve la liberté de comprendre. L’interlocuteur peut en effet entendre, sur le fonds, ce qui lui est communiqué, s’il est disponible pour ce faire. Mais il n’est pas contraint de comprendre : il est libre de ne retenir que la plaisanterie, ce qui n’est pas sérieux, de trouver l’éducateur drôle ou stupide ; il peut ainsi échapper à la dictature du sens, en « choisissant » qu’il n’y a pas de sens, mais seulement une tentative « pour rire » »[1]. L’humour permet cela, une liberté de l’usager qui permettra d’instaurer la confiance indispensable afin qu’il libère sa parole.
Il me semble qu’instaurer une relation avec un public adulte en difficultés, c’est se confronter à notre propre regard sur ce que nous sommes et ce que nous souhaitons devenir.

[1] Fustier Paul, Le deuil du plein, p167.
Je ne crois pas qu’il soit dangereux de se questionner sur ce point, car certaines situations vécues par les usagers des CHRS peuvent nous renvoyer à notre propre histoire, nous toucher ou nous mettre mal à l’aise ».
Juliette Durousseau ES3

La dernière phrase de Juliette pose la question de la connaissance de l’ombre. Celui qui a conscience de ses effets sait qu’elle peut être dangereuse, en particulier à cause des phénomènes de projection.
La violence de la rencontre à laquelle nous sommes parfois confrontés fragilise le psychisme et sème la confusion. Les mécanismes de défense des personnalités borderline sont primitifs, faits d’identifications projectives et de clivages qui risquent d’entraîner chez les professionnels de fortes réactions émotionnelles. Margarett Little (1951) (13) dans son article intitulé « le contre transfert et la réponse à celui-ci précise : « chacun d’eux représente un miroir différent contenant à la fois une série de projections répétées et d’autres, nouvelles et inédites. » Ainsi, c’est bien l’enchevêtrement de ces différents mouvements qui est mis en évidence. Nous pouvons donc être exposés à vivre des angoisses faites de réminiscences individuelles et collectives.
Ce que l’on a peur de voir dans son inconscient risque d’être révélé par autrui. Dans ce cas, les antennes hypersensibles deviennent des capteurs prêts à aspirer chez l’autre ce que nous refusons de voir en nous mêmes.

Conclusion:

Je remercie madame Nicole pour la sincérité de son témoignage qui nous aura apporté matière à réflexion.
Ainsi, nous savons que la dissociation traumatique peut provoquer une anesthésie émotionnelle qui permet de devenir spectateur de soi même. La conscience est altérée car la gravité des événements est sous-estimée. Par la suite, la trace intrapsychique laissée par l’agresseur crée une hypertrophie du regard désignant la victime comme proie potentielle. Choc du regard qui annonce la violence de la rencontre.
Cependant, l’histoire personnelle ne peut expliquer en totalité les phénomènes de répétition. La collectivité de l’intérieur telle que définie par Jung suppose l’existence d’archétypes tels que l’ombre qui, bien qu’elle ne corresponde pas à l’idée que nous nous faisons de nous mêmes fait partie intégrante de notre personnalité.
Le clivage guette le sujet dès lors qu’il s’éloigne de ce qui fonde son unicité. De fait, il n’évoque plus la séparation avec le bon et mauvais objet mais entre l’ombre et l’image que nous souhaitons conserver de nous mêmes.
Dès lors, en dehors de l’analyse des rêves, le travail sur les symboles dans l’immédiateté de l’accompagnement semble pertinent. En conséquence, nous souhaitons intégrer cette dimension à nos recherches futures.
1. Buthaud-Sandor Martine: Au-delà du bien et du mal: la réalité de l’ombre et la destructivité :Cairn.info: 2010-2014
2. .Kant: La critique de la raison pure.
3. Collectif féministe contre le viol: campagne de communication janvier 2014.
4. Salmona Muriel: Le livre noir des violences sexuelles.Dunod, Paris, 2013.
5. Ferenczi Sandor:Confusion de la langue entre les adultes et les enfants. Petite bibliothèque Payot. 2004, rivage.
5 Faux self Winnicott
6. Mélanie Klein voir article….
7. Von Franz Marie Louise: Projection et recueillement selon la psychologie de CG Jung, éditions Entrelacs: 2011
8. Fontana David: Le language secret des Symboles: leur histoire, leur interprétation: France loisir, Paris. 1994
.9. Maligne Maryse: Posture éducative et thérapeutique à adopter auprès des personnalités limites. JDP, janvier, février 2014.
10. CG Jung: l’âme et le Soi: renaissance et individuation; Albin michel, 1990.
11. Psychologie du transfert: Albin Michel, 1971.
12. Durousseau Juliette: Extrait de son Dossier sur les pratiques professionnelles.

Les états limites

Approche clinique de la posture éducative et thérapeutique des personnes qui interviennent auprès des « états limites »

Le principal propos de cet article est de mettre en lumière la posture éducative et thérapeutique des intervenants qui oeuvrent au quotidien auprès des Etats Limites. Si comme nous le supposons, le choix de travailler auprès des individus « Borderlines » s’inscrit dans l’histoire personnelle des éducateurs et des thérapeutes, il est nécessaire d’en comprendre les conséquences.

Tel un acrobate en équilibre sur un fil long tendu, nous cherchons nos propres limites. Dans la plupart des cas, le filet est solide mais parfois, il peut-être fragilisé par l’usure. La chute peut-être douloureuse et la vigilance est requise.

Si nous souhaitons réfléchir sur ce thème c’est que nous observons tour à tour, des étudiants qui tombent dans le même engrenage et dans le même tourbillon transférentiel et narcissique des États Limites.

Dans cet article, nous proposons de mettre en lien la pathologie narcissique de ces personnalités avec la difficile posture éducative et thérapeutique qui met à l’épreuve la stucturation psychique des intervenants.

Le Surmoi comme pare-excitation dans la rencontre avec les états limites

Depuis Anzieu, nous savons que la formation du «Moi-Peau»(1) assure le passage entre l’intérieur et l’extérieur, frontière qui permet à l’enfant de régulariser ses pulsions destructrices. Le Moi-Peau est Pare-Excitation car en donnant les soins à son enfant, la Mère l’aide à se construire une protection solide. Le Moi Peau protège le psychisme comme la peau protège les muscles et les os.

Cela revient à dire que le psychisme construit lui même sa propre enveloppe sous l’effet des forces qui l’animent. Il met à l’épreuve ses pulsions au contact de la réalité extérieure. La réponse de l’environnement à ce moment là, est primordiale.

En ce sens, le Surmoi sert de « pare-excitation » car il permet d’intérioriser la loi symbolique et par là même de réguler les manifestations de ses désirs.

Nous pensons que le Surmoi joue un rôle essentiel dans la rencontre avec les Etats limites.

Lorsque tout va bien, nous sommes capables de travailler nos capacités à représenter. Non pas comme source de vérité ou de science mais simplement comme un étayage possible pour entrer dans un entre-deux d’illusions partagées. L’Etat Limite n’a pas bénéficié du travail nécessaire à la mentalisation, de fait l’acting out contre soi même et, ou en direction d’autrui est privilégié.

«L’agir violent est une manière de mettre fin à un débordement émotionnel, d’éviter un vécu de chute dans une agonie primitive, mais aussi de trouver au dehors une contenance défaillante au dedans» (2)

Le Surmoi de l’intervenant n’est pas infaillible et les règles du fonctionnement psychique peuvent être ébranlées par la rencontre. En effet, la violence à laquelle nous sommes confrontés fragilise le psychisme et sème la confusion.

Sous l’effet d’attaques répétées, le Surmoi affaibli de l’intervenant ne joue plus son rôle de pare-excitation c’est à dire qu’il ne parvient plus à anticiper la détresse de l’Autre et ses réponses sont de moins en moins appropriées. Au quotidien, nous sommes pare- excitation car nous anticipons les situations d’angoisse. Nous tentons de contenir le désir du Sujet en lui offrant le réceptacle dont-il a besoin.

Voici le texte d’une étudiante de troisième année de formation. Aurore commence ainsi l’un de ses travaux (3):

« Caro qui est en fugue depuis quelques jours rentre d’elle même au foyer. Pendant quelques jours, elle est très mal, refuse de nous parler et ne souhaite pas se mélanger avec le reste du groupe. De plus, elle dort mal et cherche à s’isoler.
On la soupçonne de consommer de la drogue au sein du foyer car il y a certains états qui ne trompent pas.

Un soir, vers 20h, après le repas et alors que je me trouve dans le bureau des infirmiers, j’entends une autre jeune entrer dans la salle de bain et dire « putain ça sent le shit là! » Après vérification, il s’agit bien d’une odeur illicite. Caro est derrière nous pendant que nous fouillons les locaux (salle de bain, chambre etc…) elle nous regarde faire. Dans un premier temps, nous trouvons des miettes au fond de diverses boîtes puis je mets la main sur un sachet d’herbes assez important qui se trouve sur la tuyauterie de la salle de bain. Je la rejoins dans sa chambre et lui demande ce que c’est mais elle me claque la porte au nez. Je redescends avec le sachet pendant que mon collègue tente de discuter avec elle. Elle refuse et il redescend également.
Je le dépose sur le bureau, il est environ 20h45 mais je n’ai pas tellement la notion de l’heure. Ce que je sais c’est que peu de temps vient de s’écouler. Le veilleur de nuit qui vient d’arriver nous dit « c’est normal que Caro soit assise sur le rebord de la fenêtre? »
De suite, nous sortons,à l’exception d’une infirmière qui se trouve déjà à l’étage. Nous sommes sous la porte d’entrée. Caro est assise sur le rebord de la fenêtre. Elle a mis sous ses fesses une couverture afin de mieux glisser et s’est penchée pour tomber. Ma collègue qui est à l’intérieur a le réflexe de la retenir par le bas de son jean. Elle crie « mais laissez moi, laissez moi, je veux mourir!! »
et elle répéte ça, sans cesse.
L’infirmière parvient à la remonter, Caro s’effondre en pleurs. Un des infirmiers a déjà prévenu le médecin. Il nous informe que dès demain il annoncera à Caro qu’elle partira à l’hôpital psychiatrique en chambre d’isolement.
L’infirmière reste auprès d’elle pour parler, moi je suis toute tremblante. Je suis restée peu de temps avec eux. Je sens que je vais pleurer, je préfère partir. Dans ma voiture sur le parking, je pleure en m’imaginant ce corps tomber. Je me dis qu’en si peu de temps elle serait morte, que la vie ne tient à rien parfois. Me dire que si le veilleur n’était pas arrivé nous aurions entendu un gros boum et tout aurait été fini. C’est là que je me suis dis que j’étais responsable car c’est MOI qui avait trouvé le sachet, et que sans cette drogue elle met fin à ses jours.
Toute la soirée chez moi je n’ai cessé de ré-entendre ses paroles « mais laissez moi laissez moi!! »
Le lendemain après midi je retourne au foyer pour effectuer 14h 21h, le médecin est là et a déjà prévenu la jeune qu’elle allait être internée en chambre de soins intensifs. Elle reste dans sa chambre. Nous allons en réunion. Caro sera emmenée par un infirmier après la réunion.
Pendant le temps que dure cette réunion, personne n’est présent pour la surveiller…. »

Aurore Maillet: étudiante ES : IRTS de Poitiers

Pris dans les réminiscences de ses angoisses, l’intervenant est confronté à celle du Sujet: «Je suis coupable de ne pas être suffisamment fort pour te sauver.»
Les sentiments d’échec à répétition favorisent la posture régressive liée à la crainte de détruire le premier objet d’amour.

Destruction qui fige désormais la répétition dans le temps et l’espace de la mémoire. Si pour l’intervenant, l’angoisse est archaïque et met en lumière ses peurs imaginaires, pour l’État Limite la perte s’inscrit dans le Réel. Ainsi, Andrée Green (4) désigne une expérience particulière que peut vivre l’enfant lorsque sa mère, après avoir été un objet, source de satisfaction et de stimulation, devient subitement froide, éteinte comme morte. Soudain dévorée par une dépression sévère, liée à un deuil réel ou à une grande déception de la vie, cette mère est subitement trop triste pour inter-agir de façon vivante avec son enfant. Cette présence absente de la mère l’expose au sentiment de vide et d’impuissance, à la solitude, d’une façon comparable à ce qui peut être vécu dans l’expérience du deuil. L’enfant est alors laissé seul avec lui-même alors qu’il aurait désiré un partage émotionnel basé sur la vitalité des échanges. Si la mère ne répond pas à l’enfant, il peut penser alors l’avoir détruite. La peur de la perte est inscrite en chacun de nous et les intervenants n’échappent pas à cette règle.

Il s’agit donc de ne pas se laisser enfermer dans le psychisme de l’autre. Les mécanismes de défenses des personnalités «Borderline» sont primitifs, faits d’identifications projectives et de clivages qui risquent d’entraîner chez les professionnels de fortes réactions émotionnelles. Margarett Little (5) dans son article intitulé « le contre-transfert et la réponse du patient à celui ci » précise: «Chacun d’eux représente un miroir différent contenant à la fois une série de projections répétées et d’autres, nouvelles et inédites»: Ainsi la complexité et l’enchevêtrement de ces différents mouvements sont mis en évidence»

L’intervenant peut donc s’exposer à revivre des angoisses primitives qui l’incitent à mettre en avant d’ inévitables mécanismes de défense comme celui de se «blinder» de façon à protéger ses affects. Dans ce cas, le Surmoi ne joue plus son rôle de pare-excitation mais se rigidifie, jusqu’à devenir imperméable à la souffrance de l’autre. L’intervenant peut également s’assujettir dans la relation c’est à dire qu’il peut s’aliéner au désir de l’autre ou encore se sentir investi d’une mission. Ce sentiment de toute puissance est le désir inconscient d’être en mesure de guérir le sujet. Certains persistent jusqu’à l’épuisement jusqu’à ce que la honte psychique décrite par De Gaulejac (6) fasse perdre toute confiance en leurs capacités et que le psychisme en soit affecté. L’impression ressentie peut-être celle d’être indigne face à la tâche confiée.

Les angoisses primitives sont liées dans ce cas, à l’expérience du deuil. Pour l’intervenant, elle est imaginaire car la peur d’être abandonnée n’est pas l’abandon. Nous avons tous fait l’expérience de perdre un jour l’être aimé mais nous l’avons surmonté grâce au rythme suffisamment bon de la Mère et à notre capacité de symboliser. L’expérience du For Da de Freud en est d’ailleurs un exemple. En effet, par le jeu de la bobine, Freud montre comment son petit fils parvient à penser l’absence de sa mère dans la présence. Dans un surprenant va et vient, il fait disparaître et revenir l’objet comme si au déplaisir de la perte se substituer le plaisir de gérer, d’ordonnancer soi même la disparition.

Pour l’État limite, la perte est réelle. Nous pouvons dire que cette expérience unit les individus, alimente la fascination en même temps qu’elle menace la structure psychique des intervenants.

Le Surmoi et l’Ideal du Moi dans l’accompagnement clinique

Les motivations qui induisent la posture professionnelle des intervenants est à mettre en lien avec le narcissisme projectif des états limites.
Nous avons interrogé plusieurs étudiants quant aux motivations qui les ont incité à travailler auprès des personnalités «Borderlines». La plupart ont répondu qu’il s’agissait d’une sorte de pari, de « challenge personnel » qui les poussaient à se confronter à cette difficulté. De plus, notre expérience professionnelle nous permet de faire le constat suivant: L’Idéal du Moi des intervenants a à voir avec une volonté de ne pas se soumettre à la Loi en même temps qu’ils la représentent. Il y a là un paradoxe qui est à comprendre comme un désir non avoué de réconciliation avec la Loi du père. En son temps, Mirabeau a lutter contre les idées paternels pour, finalement, demander à être enterré dans la tombe de celui-ci.

Conscient qu’il ne s’agit là que du haut de l’iceberg, ces remarquent méritent néanmoins d’être prises en considération.
Travailler avec ces personnalités exige un nécessaire renoncement. C’est à dire qu’il faut sinon abandonner, du moins prendre conscience du dangereux décalage qui existe entre nos aspirations et la pathologie à laquelle nous sommes confrontés.

Depuis Freud nous savons que la recherche de l’ Idéal du Moi est à mettre en lien avec le narcissisme perdu de l’enfance.
Dans le développement de l’enfant, la honte précède la culpabilité. En effet, la honte est intimement liée à l’absence du regard suffisamment contenant de la Mère.

Il ne faut donc pas confondre honte et culpabilité même si ces deux termes sont étroitement mêlés. En effet la culpabilité correspond au fait de ne pas se sentir suffisamment fort pour «sauver l’individu» alors que honte est davantage liée au regard de la mission dont la personne se sent investie et pour laquelle elle ne se sent pas pas suffisamment digne.

Les rapports mère nourrisson posent le socle de l’Ideal du moi. La représentation de soi est alors agréable ou tout du moins, supportable.
Progressivement, l’enfant craint davantage de perdre l’amour de Soi protégé par son Surmoi, que celui de ses parents. C’est ainsi qu’il va s’intéresser à d’autres choses qui sont importantes pour lui car elles sont importantes pour eux.

Le sentiment de castration qui marque la fin de l’oedipe indique que la crainte est plus forte que le désir et favorise le continuum de l’Idéal du Moi, l’enfant idéalise le code moral de ses parents même si, à l’adolescence, la rupture est brutale. L’intervenant inscrit sa problématique dans le paradoxe du meurtre du Père, incarné par l’autorité de l’État. Je te défie en même temps que je t’aime. Dans ce contexte, la rencontre avec l’État Limite est brutale car lui, souffre de ne pas être dans le paradoxe. Les mécanismes de clivage l’oblige à adopter une relation qui s’inscrit dans le tout ou rien..

Lilian était un jeune garçon de 14 ans, extrêmement difficile dont le profil se rencontre frequemment en Institut thérapeutique éducatif et pédagogique, en maison d’enfants à caractère sociale, foyer de l’enfance, centre d’éducation fermé…..
Enfant avec un rapport à l’autre marqué par le clivage; Parfois, il cherchait à m’agresser physiquement et sa violence était extrême et à d’autres moments, il recherchait ma compagnie et me faisait des déclarations d’amour.

Jeune éducatrice, j’avais bien des difficultés à me situer et ce, d’autant que la Loi Symbolique était pas ou peu représentée par la direction de l’établissement où je travaillais à l’époque.
Cet enfant était confié à la maison d’enfants dans le cadre d’un placement judiciaire.

Abandonné par sa mère, une prostituée, il avait été élevé quelques temps par sa grand mère qui semblait constituer le seul repère fiable de l’adolescent. Son rapport aux femmes était à la fois teinté de haine et d’amour fou.
«Je n’étais pas un bon fils puisque on ne m’a pas donné assez. j’ai besoin de tuer l’autre pour exister. L’Autre c’est la femme qui ne m’a pas donné ce qui me manque, cette part qui fait de moi l’ombre et la lumière, le jour et la nuit…le paradoxe».

L’état Limite ne saisit qu’un côté des choses, il rêve d’une vie normale et tente de l’obtenir, d’autre part il répond au principe de plaisir sans sembler avoir accès au principe de réalité.
La demande est exclusive et la rencontre est brutale.

Nous devons prendre conscience des risques auxquels nous nous exposons pour que la relation ne devienne pas un lieu de confrontation: narcissisme contre narcissisme.
Le Surmoi protège le narcissisme car il autorise le fantasme. Chez l’état limite, l’imaginaire prend le pas sur le symbolique. C’est pourquoi, il existe un risque de fabulation, le sujet peut dire ce que nous avons envie d’entendre car il fonctionne en « faux self » il est adapté…en surface. Le Surmoi est détourné de sa mission à cause de la relation anaclitique, c’est à dire que le sujet agit dans une relation de dépendance à l’autre. Le Surmoi ne joue donc plus son rôle et renvoie le narcissisme dans l’Imaginaire et le Réel. Le risque c’est que le surmoi de l’intervenant se projette sur le narcissisme du sujet rendant impossible toute mentalisation liée à l’Idéal du Moi. Ne pas renoncer à son Idéal signifie entrer dans l’illusion de l’immobilité psychique car et comme le souligne Vincent Estellon: (7)« Le sentiment d’être identique à soi malgré les différentes épreuves de la vie fonde la croyance même d’exister dans une forme relative de permanence». Et c’est à cela que sert la projection. Elle s’intègre au transfert et fige le désir dans le leurre de son aboutissement.

Porte honte, porte culpabilité: Déjouer le piège de la confrontation.

Albert Cicconne et Alain Ferrant (8) nomment le «porte culpabilité» et le «porte honte» les tentatives du sujet pour rendre la personne conforme à ses attentes.
Si le «porte honte» ou le «porte culpabilité» sont inévitables, est-il possible de trouver une alternative ponctuelle à la relation? Et si oui, quelle forme nous parait la plus judicieuse? C’est la question à laquelle nous allons maintenant tenter de répondre.

Comme la mère «suffisamment bonne» (9), l’éducateur va tenter, à partir d’un moment et d’un lieu privilégié de permettre au sujet de venir expérimenter quelque chose qui semblait toujours se répéter sur le même mode.

Pour Mélanie Klein (10)la projection aide à identifier dans le monde extérieur un objet sur lequel est projeté l’affect destructeur porté en soi. Si le Moi éprouve du plaisir, l’objet est «bon» tandis que lorsque le Moi éprouve du déplaisir, l’objet devient mauvais. Au début de la vie, sujet et objet sont confondus. L’enfant a besoin de cliver pour s’y retrouver. De façon caricaturale, ce qui est projeté au dehors concerne le déplaisir tandis que ce qui est introjecté se rattache au plaisir selon les configurations du modèle oral : « ce qui est bon, j’avale ; ce qui est mauvais, je crache ». Dans cette position, l’objet ne pré-existe pas, il est en construction. C’est en cela que la projection identificatoire construit un objet d’identification. L’étape qui suit la projection est l’identification projective qui aboutit, dans le développement normal, à la réintégration identifiante de ce qui a été projeté. Or René

Roussillon nous dit que « le cas limite répèterait indéfiniment cet échec primordial du détachement primaire de l’objet, non symbolisable mais enkysté dans le narcissisme primaire du sujet » (11). Entre la projection et l’identification projective quelque chose se refuse à la transformation et fige la douleur qui s’exprime au plus près de la représentation de l’objet perdu. L’image renvoyée par l’Autre n’est plus soutenue par son amour mais vissée sur le trauma de la perte empêchant le nécessaire travail de la projection- identification. La construction de l’objet implique l’apprentissage de l’ambivalence, c’est-à- dire, la capacité de se représenter l’autre comme à la fois bon et mauvais. C’est précisément ce processus d’ambivalence que le clivage met en échec.

Il est nécessaire d’augmenter les introjections positives. L’individu qui est soumis continuellement à des expériences négatives possède une image de soi défaillante et est dominé par les pulsions de mort. Il y a une difficulté ou une grande fragilité à maintenir une distinction interne/externe ainsi que l’amorce dans l’interne d’une différenciation entre l’imaginaire et les représentations perçues.

Les expériences créatrices fortifient les bons objets internes qui pourront secourir l’enfant dans les situations de détresse, elles augmentent la sécurité intérieure et la foi dans les capacités réparatrices. Le besoin de réparation résulte de l’accès à la position régressive qui intègre les bons et mauvais objets internes et externes et engendrent des sentiments d’ambivalence. L’enfant peut alors faire l’expérience de la présence dans l’absence. C’est à dire qu’il peut accepter d’être séparé de l’Autre sans se sentir abandonné.

La projection est avant tout une tentation de maîtrise du sujet associé au clivage et alimenté par lui. Il s’agit autant que possible de ne pas se confronter de plein fouet au sujet mais de tenter d’isoler la perception pour tenter de la mettre au travail.

Expérience de théâtre sous forme de comédie musicale.

Nous proposons de privilégier la question du «porte honte» ou du « porte culpabilité » par l’intermédiaire d’une activité qui privilégie le processus projectif.
Il y a de nombreuses années nous avons mis en place une activité théâtre sous forme de comédie musicale en play back. Le choix des misérables n’était pas innocent. Les adolescents avaient le choix de choisir leur rôle. Dans cet espace potentiel au sens de winnicott, les perceptions étaient alors projetées sur le personnage.

L’intervenant participant ou non à l’activité portait alors un regard bienveillant qui permettait alors à l’adolescent d’introjecter des éléments positifs.
Ce qui me semble intéressant dans cette expérience c’est bien la respiration psychique: Introjection-projection venant rompre le schéma cognitif.

Il ne faut pas confondre projection et transfert. Le terme de transfert renvoie au déplacement de sentiments, désir…inconscient d’un objet vers un autre. La projection est un mécanisme de défense qui consiste à faire porter à autrui des sentiments qu’on ne peut accepter comme siens. Pour Freud, l’origine de la projection est liée à deux faits complémentaires: Il s’agit pour le sujet de percevoir le monde extérieur alors que la mise en œuvre du dedans et du dehors n’est pas encore effective.

De ce fait, nous proposons donc d’offrir un cadre à la fois sécurisant et contenant dans un bain de musique pour offrir à l’adolescent un espace régressif et créatif.

Pour Ali Sami (12):  la définition de la projection peut-être définie comme suit :
« Opération par laquelle le sujet expulse de lui et focalise dans l’autre, personne ou chose , des qualités, des sentiments et des désirs, voire des objets qu’il méconnaît ou refuse en lui ».
La musique offre un bain de sensations et permet aux perceptions de se libérer. Aucun texte à apprendre. Pour des personnes en échec solaire, le moment semble mal choisi pour mettre l’accent sur l’apprentissage. Nous réservons ce temps à l’approche éducative et thérapeutique.

Je me souviens de Melissa qui avait choisi d’interpréter le personnage de Fantine et qui laissait couler un flot de perceptions autorisé et sans danger. Laisser la projection faire son œuvre et la temporalité se figer dans cet espace d’illusion. Rendre positive une expérience à priori négative pour déjouer le Réel et offrir un seconde souffle.

Ainsi, l’activité est perçue comme entre-deux thérapeutique tout en respectant le rythme de l’intervenant. Cela lui permet de récupérer et lui laisse le temps de mettre son psychisme au travail.
Le théâtre est une initiative parmi d’autres qu’il nous faut envisager dans un contexte plus global. Ce qui compte, c’est de ne pas devenir prisonnier du narcissisme de l’autre, de ne pas devenir objet de fascination en même temps que l’autre nous fascine . Avoir conscience de notre culpabilité comme de notre propre honte, nous encourage en même temps que cela nous protège.

Conclusion

D’une part le Surmoi est à considérer comme pare-excitation car il permet de contenir les angoisses du Sujet. Cependant, dans la rencontre avec les pathologies limites, cette posture peut mettre en exergue des peurs archaïques qui réveillent un sentiment de culpabilité et activent la mise en place de possibles mécanismes de défense.

D’autre part, il permet de maintenir les fantasmes liés à L’idéal du Moi. Mais là encore, il faut-être vigilant et comprendre les motivations profondes qui nous incitent à faire nos choix pour éviter une danse narcissique pathogène avec les États Limites.
Enfin nous avons voulu proposer une alternative ponctuelle à la confrontation directe avec les personnalités Borderlines et plus précisément en accentuant nos propos sur la projection pathologique.

L’activité n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pour la suite de notre recherche, nous proposons de faire une étude auprès d’étudiants et professionnels afin de démontrer les points communs qui existent chez les personnes qui choisissent de travailler auprès d »États Limites.

La suite de cette réflexion devrait nous permettre d’affiner nos positions.

Maryse Maligne
Formatrice en travail social IRTS Poitou-Charentes
Article paru dans le journal des psychologues de décembre, janvier 2014.

Bibliographie

  1. Anzieu Didier: LeMoi-Peau, Paris-Dunod1995, collection psychismes.
  2. R. Roussillon, C. Chabert, A. Ciccone, A. Ferrant, N. Georgieff, P. Roman: Éditions Elsevier-Masson, 2007.
  3. Maillet Aurore: Extrait de son mémoire de fin d’étude, juin 2012. IRTS Poitiers
  4. Green André: Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, minuit, 2010.
  5. Little Margarett: Journal of psycho-analysis. 32-40, 1951«Courtertransference and the patient’s response to it»
  6. De Gaulejac Vincent: Les sources de la honte, Paris, Des clée de Brouwer, 1996, 2002, collection sociologie clinique
  7. Estellon Vincent: Le temps immobilisé: ERES, cliniques méditerranéennes, 2012, numéro
  8. Honte culpabilité et traumatisme: Albert Ciconne, Alain Ferrant
  9. Winnicott D.W. Processus de maturation chez l’enfant.
  10. Klein Mélanie: Le transfert et autres écrits: Éditions Paris Puf, 2007, collection bibliothèque de Psychanalyse.
  11. Roussillon René: Paradoxes et situations limites de la psychanalyse: Puf 1991. 12. Sami Ali, Paris 1992. De la projection : Une étude psychanalytique,